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L'évadé

Il a dévalé la colline
Ses pieds faisaient rouler des pierres
Là-haut, entre les quatre murs
La sirène chantait sans joie

Il respirait l'odeur des arbres
De tout son corps comme une forge
La lumière l'accompagnait
Et lui faisait danser son ombre

Pourvu qu'ils me laissent le temps
Il sautait à travers les herbes
Il a cueilli deux feuilles jaunes
Gorgées de sève et de soleil

Les canons d'acier bleu crachaient
De courtes flammes de feu sec
Pourvu qu'ils me laissent le temps
Il est arrivé près de l'eau

Il y a plongé son visage
Il riait de joie, il a bu
Pourvu qu'ils me laissent le temps
Il s'est relevé pour sauter

Pourvu qu'ils me laissent le temps
Une abeille de cuivre chaud
L'a foudroyé sur l'autre rive
Le sang et l'eau se sont mêlés

Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil

Le temps de rire aux assassins
Le temps d'atteindre l'autre rive
Le temps de courir vers la femme

Il avait eu le temps de vivre.
Boris Vian. L'évadé, 1954.
Jan Matson. Bee, 2/2016.

Caractéristiques

Titre L'évadé ou le temps de vivre
Auteur Boris Vian
Date 1956
Mouvement Zazou, existentialisme
Genre Poésie engagée
Thèmes Temps, liberté, vie, mort
Forme Vers sans rime ni ponctuation, qui renforcent la liberté poétique
Structure - 7 quatrains, 1 tercet, 1 monostiche en vers réguliers
- 1ère à 5ème strophes : évasion du prisonnier sous le feu des projecteurs et des canons, course contre le temps pour profiter de la vie au maximum
- 6ème strophe : mise à mort par métaphore euphémistique, « une abeille de cuivre chaud »
- 7ème à 9ème strophes : évocation des dernières actions de l'évadé au rythme des trois strophes qui passent de 4 à 3 puis à 1 vers, comme la vie qui s'échappe
Mètre Octosyllabes
Vers notables Une abeille de cuivre chaud
L'a foudroyé sur l'autre rive

Figures de style

Allitérations - En « r », 44 occurrences qui rythment la course et l'action (0221 4211 1201 1112 0112 1130 1211 232 1)
- En « c » dans canons, crachaient, courtes, sec, qui renforcent la succession des balles
Antithèses Chantait/sans joie, lumière/ombre, sang/eau, qui soulignent l'opposition entre la vie et la mort
Assonances - En « oi » et « o » dans voir, boire, porter, gorgées, soleil, qui, avec l'allitération en « r », renforcent la jouissance de vivre
- En « i » dans rire, rive, courir, vivre, qui, avec l'allitération en « r », accentuent la joie de vivre
Comparaison Comme une forge = il était essoufflé par la course tout en prenant la vie à plein poumon
Euphémisme Il avait eu le temps de vivre = il était mort mais avait profité de ses derniers instants de liberté
Métaphores - Abeille = balle, l'abeille pique et symbolise le destin comme les mouches de Sartre
- Femme = amour, l'auteur, souffrant d'une maladie mortelle, demande comme le fugitif qu’on lui laisse le temps de vivre et d'aimer
- Eau, rive, ruisseau = espoir, rapelle aussi le Styx, le fleuve de l'enfer, dont les eaux rendaient invulnérable
Répétitions - Temps (11), thème principale du poème, qui est répété sous forme d'anaphore et épiphore pour renforcer l'idée de course contre le temps
- Pourvu qu'ils me laissent le temps (4), qui se rapproche au fil de l'action et souligne l'imminence de la mort (v. 9, 15, 19, 21), c'est l'évadé qui s'exprime directement, au présent, alors que le poème est écrit au passé et à la 3ème personne
- Il (13), qui est répété en tant qu'anaphore, pour souligner la détermination du personnage
- Joie (2), feuilles (2), gorgées (2), soleil (2), eau (2), rive (2), qui soulignent la joie de vivre
- Sautait/sauter (2), riait/rire (2), bu/boire (2), qui, comme les précédentes, sont répétées en miroir par rapport à l'instant de la mort pour accentuer l'effet de circularité du poème qui se referme sur la mort

Amélie Vioux. L’évadé, Boris Vian : commentaire, 2018.

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